Préserver le cœur du système: notre responsabilité collective face aux nouvelles orientations politiques (Dr D.Dolatabadi )

Le Dr Dariouch Dolatabadi, président de l’Association belge des cardiologues, se dit ouvert à la modernisation du système de santé, mais appelle à davantage de concertation. Il s’inquiète de certaines mesures prises hors du cadre de l’accord de coalition, notamment en cardiologie, et plaide pour une réforme construite dans le respect du dialogue et des réalités du terrain.

Nous traversons une phase charnière. Les tensions budgétaires, les progrès scientifiques fulgurants et l’évolution démographique placent notre système de santé sous haute pression. Face à cette réalité, le ministre fédéral de la Santé publique, Frank Vandenbroucke, affiche une volonté louable : moderniser l’organisation des soins afin d’en garantir l’accessibilité et la pérennité. Nous saluons la cohérence de certains axes, notamment la lutte résolue contre le tabagisme et l’ambition de digitaliser l’ensemble du parcours patient.
Pourtant, moderniser ne signifie pas bouleverser sans concertation ni respect des accords initiaux. C’est précisément là que notre inquiétude grandit, car plusieurs mesures majeures – absentes de l’accord de coalition fédérale– viennent percuter la cardiologie sans que la profession ait pu faire entendre sa voix.

Une réforme hors périmètre de l’accord de coalition

L’accord gouvernemental conclu au début de la législature établissait un contrat clair entre les partis et les citoyens. Or certaines réformes aujourd’hui mises sur la table n’y figurent nulle part. La suppression du conventionnement partiel et la limitation uniforme des suppléments d’honoraires n’ont jamais été présentées comme des engagements électoraux. Introduire, un an après le début de la législature, des dispositions aussi structurantes sans mandat explicite compromet la légitimité démocratique du processus. Nous ne remettons pas en cause le droit d’un exécutif à agir ; nous demandons simplement que les règles du jeu démocratique – transparence, dialogue, respect du contrat initial – soient scrupuleusement respectées.

Le conventionnement partiel : un régulateur d’équilibre et d’équité

Depuis plus de trente ans, le conventionnement partiel joue le rôle d’amortisseur social. Il permet aux médecins de participer massivement au régime conventionné tout en conservant une marge de flexibilité indispensable pour absorber les coûts non reconnus par la nomenclature et pour répondre aux attentes particulières de certains patients (horaires élargis, plateaux techniques de pointe, actes très chronophages).
En abolissant ce levier, on instaure une binarité artificielle : « tout » ou « rien ».

Nous savons par expérience que la majorité des praticiens choisiront alors le non-conventionnement total afin de maintenir la viabilité économique de leur activité. Cette bascule, loin d’uniformiser les tarifs, risque au contraire d’élargir l’écart entre ceux qui pourront encore financer leur pratique et ceux qui devront renoncer à certaines prestations faute de ressources. Le patient vulnérable se retrouvera in fine pénalisé, car l’offre conventionnée se raréfiera dans les centres à haute technicité – précisément là où la prise en charge doit rester la plus accessible.

Limiter les suppléments d’honoraires : une approche trop uniforme

Personne ne défend les abus. Nous sommes les premiers à dénoncer les dérives tarifaires qui nuisent à la confiance et à l’équité. Mais appliquer un plafond national unique sans tenir compte de la complexité des actes, du coût du matériel, de la disponibilité 24 h/24 exigée dans notre discipline ou encore des écarts de charges entre régions, c’est confondre justice et égalitarisme comptable.
Prenons l’exemple de la cardiologie interventionnelle qui mobilise des dispositifs de pointe (stents bio-résorbables, valves trans-cathéter, plateformes d’imagerie 3D) dont les coûts explosent alors même que les DRG et la nomenclature ne suivent pas.
Une approche plus fine devrait :

  1. S’appuyer sur une cartographie réelle des coûts (maintenance, consommables, ressources humaines).

  2. Distinguer les actes programmés des actes d’urgence, dont la mobilisation hors-heures mérite une reconnaissance spécifique.

  3. Introduire des mécanismes correcteurs automatiques – indexation et révision périodique – afin d’éviter que l’inflation technologique ne creuse un déficit structurel.

La question cruciale du remboursement des TAVI

Le remplacement valvulaire aortique par voie percutanée (TAVI) est l’une des révolutions thérapeutiques de ces quinze dernières années. Elle offre, pour les patients de plus de 75 ans, un bénéfice de survie et de qualité de vie au moins comparable au remplacement valvulaire chirurgical. Ceci est démontré par de nombreuses études multicentriques robustes quel que soit le profil de risque opératoire (Recommandation Classe 1A).
Pourtant, la dernière adaptation de remboursement introduite début 2025 établit des critères si restrictifs que la majorité des patients éligibles se voit refuser le remboursement de la procédure !

  • Les seuils de risque (STS score, EuroSCORE II) appliqués automatiquement occultent le critère majeur que constitue l’âge ainsi que des réalités cliniques subtiles (fragilité, antécédents pulmonaires, difficultés d’adhésion post-opératoire).

  • La fenêtre temporelle stricte entre la séance du «  Heart Team «  et l’intervention réduit la flexibilité organisationnelle des hôpitaux qui jonglent déjà avec des listes d’attente critiques.

  • L’absence de concertation préalable avec les sociétés scientifiques belges concernées laisse planer le doute sur la validité médicale de ces critères.

Nous réclamons la constitution d’un groupe de travail mixte (INAMI – sociétés savantes – représentants de patients) chargé d’actualiser ces balises à la lumière des dernières recommandations ESC 2023 et des réalités épidémiologiques belges.

L’après-infarctus : un maillon qu’il faut consolider

La Belgique dispose d’un réseau d’angioplastie primaire envié. Chaque citoyen est théoriquement à moins de 90 minutes d’une salle de cathétérisme. Le défi se situe désormais en aval : réadaptation, suivi médicamenteux, modifications du mode de vie.
Les études nationales montrent qu’à 12 mois, un patient sur trois ne respecte plus entièrement son traitement anti-agrégant, et qu’un sur deux dépasse à nouveau les cibles lipidiques.
Que manque-t-il ?

  • Des programmes de réadaptation cardiovasculaire financés de façon pérenne, incluant kinésithérapeutes, diététiciens, tabacologues et psychologues.

  • Une interface numérique interopérable permettant l’échange sécurisé d’informations entre le cardiologue hospitalier, le généraliste et les autres intervenants.

  • Un système de télésurveillance simple (pression artérielle, rythme, poids) pris en charge par l’assurance-maladie pour éviter les ré-hospitalisations évitables.

Attractivité du métier et pénurie annoncée

Les facultés belges forment chaque année des cardiologues de haute qualité, mais la pyramide des âges se creuse. Un tiers des cardiologues actuellement en exercice prendra sa retraite d’ici dix ans.
Les jeunes hésitent, car ils perçoivent : 

– un chemin de formation long (six ans de médecine puis six ans de spécialité avec éventuelle sur-spécialisation),
– un endettement initial élevé (matériel, logiciels, assurances, cotisations),
– une incertitude réglementaire permanente (tarification mouvante, réformes successives, lourdeur administrative)
– et une charge émotionnelle forte, liée aux gardes et à la responsabilité vitale immédiate.

Une politique incitative devrait associer :

  1. Un statut hybride pour les jeunes spécialistes combinant sécurité salariale et valorisation de l’activité.

  2. Des crédits d’installation modulés selon la densité médicale régionale.

  3. Une simplification administrative (guichet unique).

  4. Un plan de mentorat liant les centres académiques et les hôpitaux périphériques.

Financement hospitalier et médecine de haute technicité

L’ombre portée du futur modèle « BMF 2.0 » (Budget Maximum de Fonctionnement) inquiète. Si le principe d’allouer un montant fixe par hôpital vise à responsabiliser la gestion, il risque de brider l’innovation.
La cardiologie, discipline où la technologie progresse plus vite que les barèmes, nécessite un fonds d’innovation distinct, alimenté par une fraction de la taxe sur les dispositifs médicaux et par des économies générées ailleurs (réduction des durées de séjour, complications évitées).
Un tel fonds pourrait financer l’acquisition de plateformes d’imagerie intra-coronaire, de cathéters d’ablation haute densité ou de systèmes de TAVI de nouvelle génération, sans grever immédiatement les budgets opérationnels.

Digitalisation : un virage à négocier ensemble

Nous partageons l’objectif de rendre le dossier patient totalement numérique, interopérable et accessible au patient. Toutefois, la réalité actuelle se résume à une mosaïque de logiciels non communicants, à des licences onéreuses et à une prise en charge inégale des coûts.
Nous plaidons pour :

  • un cadastre national des solutions logicielles avec certification officielle,

  • une plateforme cloud sécurisée gérée par le SPF Santé publique,

  • un mécanisme de subvention proportionnel au volume de dossiers traités, afin de ne pas pénaliser les structures à fort débit.

Propositions concrètes – vers un contrat gagnant-gagnant

Nous ne voulons pas seulement pointer les failles ; nous proposons des pistes réalistes :

  1. Mise en pause réglementaire : suspendre toute disposition non prévue dans l’accord de coalition et lancer un audit d’impact.

  2. Tables rondes thématiques trimestrielles, réunissant autorités, sociétés savantes, représentants hospitaliers et associations de patients.

  3. Réforme dynamique de la nomenclature, avec révision annuelle automatique indexée sur l’évolution technologique.

  4. Programme national post-infarctus, financé par un mix assurance-maladie / fonds anti-tabac, visant une baisse de 20 % des ré-hospitalisations à trois ans.

  5. Plan Carrière Cardio 2030, incluant bourses de recherche, incitants régionaux et modules de bien-être professionnel.

Conclusion – Garder le cap, garder le rythme

Nous, cardiologues de Belgique, restons résolument ouverts au changement. Notre histoire est celle d’une adaptation continue : de la première angioplastie coronarienne en 1977 aux ablations par électroporation d’aujourd’hui, nous avons toujours su intégrer l’innovation au bénéfice du patient.
Ce que nous demandons n’est pas un privilège corporatiste, mais une méthode : la co-construction, la transparence et le respect des accords politiques.
Protéger le cœur des Belges exige de protéger ceux qui veillent sur lui : offrir des conditions d’exercice stables, des outils modernes et des règles claires.
Si ces conditions sont réunies, nous continuerons à réduire la mortalité cardiovasculaire, à démocratiser l’accès aux avancées technologiques et à maintenir la Belgique dans le peloton de tête européen.
C’est un engagement que nous prenons, collectivement – et c’est une main tendue que nous adressons au législateur.

Ensemble, faisons battre plus fort le cœur de notre système de santé.

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